Au 19e siècle, les progrès de la médecine permirent d’étiqueter de façon exacte certains de ces syndromes et, d’autre part, des études plus précises ont montré que des femmes alcooliques peuvent mettre au monde des enfants apparemment normaux (ce que l’on constate effectivement lorsque l’alcoolisme est récent). Passant d’un excès à l’autre, on enseigna alors que l’alcoolisme des parents n’avait aucun retentissement sur les enfants.

  • La syphilis prit momentanément le relais, de façon également exagérée :

    Chez l’enfant, à côté de la syphilis congénitale, bien réelle, chez les nouveau-nés de mères atteintes de syphilis évolutive, certains médecins décrivaient le mythe de l’« hérédo-syphilis » rapidement tombé dans l’oubli, car la syphilis n’est pas héréditaire.

Je trouve cependant très intéressant de noter que sous cette fausse appellation d’« hérédosyphilis », de bons cliniciens avaient décrit chez le nouveau-né un syndrome précis : hypotrophie très importante, microcéphale et une dysmorphie faciale très particulière avec notamment une très forte ensellure nasale (que certains ont voulu attribuer à une éventuelle chondrite syphilitique qui aurait effondré les cartilages du nez pendant la grossesse !) Il me paraît très probable qu’ils ont décrit tout simplement des fœtopathies alcooliques. Mais, la syphilis faisant parfois bon ménage avec l’alcoolisme, ils ont pu constater ce syndrome chez quelques enfants ayant des antécédents plus ou moins exacts de syphilis, sans se soucier d’un éventuel alcoolisme dont l’innocuité sur la descendance venait d’être affirmée!

  • Lors de mes études médicales, commencées en 1935. Pour la syphilis :

    On voyait forcément quelques rares syphilis congénitales. L’hérédosyphilis était parfois évoquée par les parents d’enfants anormaux, cherchant à en rejeter la responsabilité sur une éventuelle syphilis des grands-parents (de préférence des beaux parents !) Mais en faculté, si on en trouvait encore la description dans de bons livres déjà anciens, nos maîtres l’évoquaient rarement et le plus souvent pour en nier l’existence. L’hérédo-syphilis avait vécu et le syndrome ainsi décrit était retombé dans le lot des anomalies de causes inconnues !

Quant à l’alcoolisme des parents, on nous apprenait sans hésitation qu’il n’avait aucun retentissement sur leurs enfants (avec parfois une légère réserve sur la conception en état d’ivresse).

Vers 1960, deux travaux français ont prouvé, au contraire, les dangers très réels de l’alcool chez la femme enceinte – travaux effectués tout à fait séparément, et dont le point de départ fut totalement différent.

« Influence de l’intoxication alcoolique parentale sur le développement physique et psychique des jeunes enfants », travail dirigé d’emblée sur l’étude des enfants d’alcooliques. Au centre hospitalier d’hygiène infantile Paul Parquet, elle étudia 100 enfants dont l’alcoolisme des parents était connu (soit le père, soit la mère, soit les deux). Elle constate un retentissement sur l’enfant, surtout lorsqu’il s’agit d’alcoolisme maternel et elle donne alors chez certains une description nette du tableau des fœtopathies alcooliques bien connu aujourd’hui. Cette thèse semble être passée inaperçue, ce que je n’ai pas compris, lorsque plus tard je l’ai découverte en faisant une bibliographie !

Moi (Paul Lemoine), à l’inverse, je n’avais au départ aucune arrière-pensée d’alcoolisme. C’est en recherchant la cause d’une dystrophie curieuse constatée chez certains enfants que j’ai découvert l’alcoolisme de leurs mères.

À cette époque, j’étais chef du service de pédiatrie au CHU de Nantes, où je passais chaque matin 4 heures à examiner les enfants et voir leurs parents. J’avais la responsabilité de la Pouponnière dépositaire de l’Assistance Publique, où je faisais moi-même les bilans de chaque entrant.

C’était en général moi qui étais appelé dans les 2 maternités de l’hôpital lorsqu’un enfant présentait des problèmes (il n’y avait pas encore l’examen systématique de tous les nouveau-nés).

J’étais le médecin de la Pouponnière de la Civelière, qui hébergeait une quarantaine de nourrissons et de jeunes enfants très hypotrophiques, venant de la région et de nombreux autres départements. Je voyais donc chaque jour un nombre important de nourrissons présentant des anomalies sérieuses !

Vers 1960, parmi ces enfants, j’ai été frappé par l’existence d’un syndrome, que je ne connaissais pas et qui comportait : un retard de croissance intra-utérine sévère, laissant une hypotrophie importante et rebelle, une microcéphalie, un retard psychomoteur avec des troubles de comportement, en particulier grande instabilité, et une dystrophie faciale très particulière, où prédomine l’ensellure nasale, des malformations fréquentes, surtout cardiaques et osseuses. Ces enfants se ressemblaient comme des frères ! Il y avait forcément un syndrome précis, dont j’ignorais la nature. Cela m’évoquait bien de vieux souvenirs : cette fausse hérédo-syphilis, et j’ai même vérifié quelques sérologies à ce sujet qui étaient bien sûr négatives.

J’ai alors compulsé bien des livres et iconographies. J’ai interrogé mes confrères, leur montrant ces sujets ou leurs photos, sans succès.

Les examens complémentaires n’apportaient rien. Ils avaient d’ailleurs été pratiqués par d’autres pédiatres, qui me les adressaient, en particulier à la Civelière, en désespoir de cause avec le diagnostic : « nanisme rebelle de cause indéterminée », dans l’espoir qu’un bon maternage leur serait profitable !

Un jour, dans une des salles de la Civelière, je comparais 2 de ces enfants, essayant de comprendre et discutant avec le personnel soignant, comme j’en avais l’habitude, lorsque l’auxiliaire de puériculture responsable de ces 2 enfants me signala que leurs 2 mères étaient de grandes alcooliques. L’étincelle avait jailli ! L’innocuité de l’alcoolisme sur la descendance était-elle donc fausse ? J’ai repris tous mes dossiers, fait des enquêtes sérieuses : tous les enfants atteints de ce syndrome avaient des mères alcooliques ! J’ai rapidement été convaincu.

Il a été plus difficile de convaincre mes confrères. En mars 1964, j’ai rapporté ces faits à la Société médico-chirurgicale des Hôpitaux de Nantes avec 15 observations « retentissement de l’alcoolisme maternel sur l’enfant », sans grand succès. Pas assez bagarreur, je me suis contenté d’enseigner la chose à mes élèves, que je n’avais pas de peine à convaincre avec des exemples précis, qu’ils appelaient plaisamment « les petits Lemoine », et je continuais mes investigations.

Le 6 avril 1967, je faisais une publication plus complète à la Société de Pédiatrie de l’Ouest « Les enfants de mères alcooliques, anomalies observées, à propos de 127 cas », publiée ensuite dans l’Ouest Médical du 25 mars 1968, avec un résumé dans les Archives Francaises de Pédiatrie, No 7, 1968.

Quelques pédiatres ont été intéressés, mais la plupart, très étonnés, ne m’ont pas pris au sérieux. Ils avaient, bien sûr, vu des enfants de mères alcooliques apparemment normaux à la naissance, comme je l’avais moi aussi constaté, lorsque l’alcoolisme de la mère était récent. Je le signalais, mais à cette date j’avais minimisé l’importance de ce groupe, car la majorité de mes cas étaient graves, puisque diagnostiqués sur le facies de l’enfant !

Heureusement, en 1973, Smith à Seattle, après avoir lu le résumé de mon travail dans les Archives Françaises de Pédiatrie, publiait 8 cas, avec rigoureusement les mêmes constatations, et il m’a écrit pour me demander mon texte intégral.

Fait très amusant : les 127 cas d’un petit pédiatre breton n’avaient pas eu d’intérêt, mais 8 cas américains furent immédiatement convaincants et le syndrome fut rapidement connu en France et dans le monde entier. Merci à Smith d’avoir su imposer l’existence de cette réalité, aux conséquences si dramatiques.

Les publications se multiplièrent rapidement et ce fut le sujet du Congrès de Pédiatrie de langue française de 1984 à Paris. J’avais diagnostiqué personnellement 300 cas et j’en avais retrouvé quelques-uns à l’âge adulte. J’ai donc cru devoir proposer mes services. Je n’ai pas eu de réponse, puisque, m’a-t-on expliqué 8 mois plus tard, on n’avait pas besoin de mes services !

J’ai eu une certaine satisfaction amusée lorsque, quelques mois plus tard, j’ai reçu une lettre du Canada, m’annonçant qu’un jury international me décernait le prix Jellinek 1985, que j’ai reçu à Calgary lors du 34e Congrès international sur l’alcool et la toxicomanie.

Je désirais depuis longtemps savoir quel avait été l’avenir de ces enfants. J’ai d’abord essayé de contacter les parents. J’ai envoyé 60 lettres (sans faire allusion à l’alcool), mais je n’ai reçu aucune réponse.

Plus tard, j’ai voulu contacter médecins et services sociaux. Pour les 150 plus anciens, j’ai envoyé une lettre à chaque médecin et une à chaque service social auxquels nous avions confié les enfants au départ de l’hôpital ou de la Civelière. Sur ces 300 lettres, j’ai reçu 14 réponses me disant toutes que l’enfant était perdu de vue !

Il ne me restait plus que la solution d’aller les rechercher moi-même dans les établissements pour handicapés, où j’étais sûr d’en retrouver. Mais cela m’était impossible lorsque j’étais en activité.

Dès ma retraite, j’ai entrepris ce travail. Les premiers retrouvés étaient tous de grands débiles. Ce qui s’expliquait étant donné la catégorie des établissements prospectés ! Mon travail ne pouvait avoir de valeur que si je retrouvais la totalité des individus d’un groupe donné, sans ce tri artificiel.

Parmi mes fœtopathies, j’ai donc établi la liste de tous ceux qui avaient atteint 18 ans et qui étaient nés en Loire Atlantique (pour avoir des chances de les retrouver), en notant avec soin nom, prénom, lieu et date de naissance (de façon à éliminer des homonymes, ce qui m’est arrivé 3 fois). Puis j’ai entrepris de les retrouver tous, donc de prospecter dans le département de Loire-Atlantique et quelques zones limitrophes, tous les établissements hébergeant ou employant des handicapés, et les organismes chargés de les placer (en tout une centaine d’établissements).

Il ne s’agissait pas de quelques mois de travail que j’avais prévus au départ, mais des années avec des centaines de lettres et coups de téléphone, et des milliers de kilomètres parcourus ! J’ai réussi : totalement pour les 50 fœtopathies les plus graves, car j’ai toujours été très bien reçu par les directeurs et médecins de ces établissements. Il me manquait 2 individus pour lesquels je suis allé à l’état civil de leur lieu de naissance : l’un à Saint-Nazaire où j’ai su qu’il était décédé en bas âge, l’autre à Nantes où j’ai su qu’il était en vie, mais il s’agit d’un gitan donc bien difficile à retrouver !

J’ai réussi aux 2/3 pour les autres, car j’ai été bloqué par deux organismes très importants, qui auraient dû être tout particulièrement intéressés par mon travail, mais qui m’ont absolument refusé de me montrer les dossiers, se retranchant derrière le secret professionnel : ils n’avaient bien sûr pas le droit de me révéler le diagnostic que j’avais posé moi-même il y a 20 ans !

Sur 105 fœtopathies retrouvées à l’âge adulte :

  • la dysmorphie faciale s’est modifiée, avec souvent, à l’inverse des nourrissons, grand nez et gros menton ;
  • l’hypotrophie staturale et surtout pondérale s’est atténuée ;
  • la microcéphalie persiste importante entre – 2 et – 6 E.T ;
  • ce qui explique la persistance du déficit intellectuel, et des troubles du comportement.

Et ce qui m’a frappé et inquiété, c’est que 14 descendants de mères alcooliques, qui avaient été considérés comme normaux à la naissance, car sans dysmorphie faciale, ont été retrouvés adultes : or ils avaient les mêmes troubles psychiques et caractériels, et une légère microcéphalie à -1 ou – 2 E.T. Aucun n’atteignait le PC moyen.

J FAS Int 2003; 1:e3 April 2003
© The Hospital for Sick Children 2003