ARTICLE PARU DANS LE MAURICIEN | 25 FEBRUARY, 2012

Keli a 24 ans et Kristelle 21. La première a eu de gros problèmes avec l’alcool. Au point de perdre son boulot et « lame vinn long, tou, perdi ti copin, gayn laguer lakaz… ».

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La seconde est mère de trois enfants en bas âge. Sa relation avec la drogue est toujours complexe. Elle fume de l’héroïne et s’est shootée trois fois, dit-elle.
Les deux jeunes femmes sont des patientes du centre La Chrysalide à Bambous. « Elles ont été tellement habituées à ne voir que leurs problèmes et les autres étiquettes qu’elles ont oublié qu’elles sont des femmes, avant tout ! » signale Marlène Ladine, directrice du centre. L’un des objectifs de la thérapie, justement, est de ramener ces femmes à se reconstruire et retrouver leur identité de femme…
« Avec toutes leurs complexités. En sachant que la drogue, l’alcool, la prostitution ont fait partie de leurs quotidiens. Mais que c’est maintenant du passé et qu’elles ont droit à un futur. Un avenir avec toutes ses chances. Malheureusement, c’est là l’un des obstacles les plus durs dans le cheminement de ces femmes. Car elles estiment que leur vie s’est arrêtée avec leur passé de toxicomane, d’alcoolique ou de travailleuse du sexe. Et elles n’entrevoient alors plus d’avenir pour elles-mêmes », souligne la directrice du centre.
Marlène Ladine laisse ainsi entrevoir l’immense travail à abattre. Outre le sevrage des produits et substances, les animateurs du centre La Chrysalide ont aussi pour mission d’aider les patientes « à retrouver une vie normale au sein de leurs foyers. Avec leurs enfants, maris, père et mère. Mais souvent, c’est une étape difficile, ces femmes ayant rompu tout lien avec leur propre identité de femmes. Il nous faut donc leur réapprendre cela aussi ».
Menue, jolie, d’un aspect très frêle, Kristelle se dit d’une très petite voix qu’elle n’est pas « assez for dan latet… » Comme s’il lui faut un immense effort et beaucoup de force pour se raconter. Cette jeune femme de 21 ans est déjà mère de trois petits enfants : l’aîné a 3 ans, le cadet 2 ans et le benjamin 8 mois.
Kristelle n’a pas eu une enfance normale. Sa mère est décédée il y a quelques années. Emportée par les affres d’un long vécu de toxicomane. Elle connaît très peu son père. De ses frères, l’un a sombré aux sirènes de la drogue, un autre est handicapé et un autre encore vit auprès de leur grand-mère. « Li pa donn nouvel ni gayn nou traka… Li travay kan ena enn fet, zis pou gayn impe kas ek diverti. »
Notre interlocutrice avoue aussi avoir une sœur. « Que ma mère a donné en adoption depuis qu’elle était bébé. Ce qui fait que je ne la connais pas… » Dans la gestuelle comme dans les mots, une expression chez Kristelle saute aux yeux : la résignation.
Résignation
« C’est une attitude qui me révolte, confie Georgette Talary, animatrice du centre. Je suis une battante de nature. Je ne peux pas accepter qu’une femme s’abandonne comme cela. » Consciente des complexités que vivent ces patientes qui viennent vers le centre pour un nouvel espoir, l’animatrice poursuit : « C’est une première réaction. Épidermique. Mais après j’apprends à les connaître. Et je dois avouer que j’ai énormément appris auprès de ces femmes. Elles m’ont donné un autre regard sur la vie… »
Kristelle, catégorique, veut « sorti depi dan yen. Fim la poud, li enn yen for terib. Li plis ki piker… » Et coûteux. Les mains croisés, le regard au loin, l’apparent calme que traduit son corps est loin de témoigner des vives inquiétudes qui narguent son esprit. « Trwa fwa mo finn vinn sant Chrysalide. Enn fwa, monn rest trwa semenn… Lot fwa, enn zour. Senn fwa-la, mo esper mo manz ar li… Mo pu res ziska lafin… » Son unique souci : « réussir à me passer de la drogue afin d’être présente pour mes trois enfants. Ils comptent sur moi. » La méthadone représente ainsi pour elle un espoir…
Kristelle partage sa vie avec le père de ses enfants. Mais le doute la tenaille… « Eski li pou atann mwa… ? Eski li pa pou al rod ayer ? Zom sa… » se trahit-elle. Elle est persuadée qu’elle « ne pourra pas avoir la force de tenir jusqu’au bout. Mo feb. Mo pa ena kuraz. Mo per mo mank lafors pou continye ».
« Quasiment toutes les femmes qui viennent vers nous, au centre, souffrent des mêmes problèmes, signale Marlène Ladine. Elles ont vécu tellement longtemps dans un univers d’hommes et sous leur joug elles pensent qu’elles n’ont aucune force. » La directrice de La Chrysalide continue : « Ces femmes n’ont quasiment jamais appris à être femme. Elles sont mères, femmes, conjointes, pourtant. Leur parler de leur féminité, c’est comme leur parler dans une langue étrangère et inconnue ! »
Mme Ladine, de son vécu de travailleur social auprès des travailleuses du sexe dans le pays, explique comment « à cause de leur dépendance à la drogue ou l’alcool, et quand elles deviennent travailleuses du sexe, ces femmes mènent une existence qui leur enlève toute part de féminité ». Elle ajoute : « pendant longtemps, nos aînés nous ont inculqué que les hommes travaillent et subviennent aux besoins des femmes. C’est de là que vient le respect et l’attitude de soumission de la femme devant l’homme. Or, maintenant, ce n’est plus le cas. C’est même l’inverse ! Ces femmes, par exemple, ce sont elles qui font marcher le ménage. Ce sont elles qui ramènent les sous à la maison. Pourtant, malgré tout, elles demeurent toujours dans une forme d’esclavagisme envers les hommes de leur vie… C’est cela qu’il nous faut changer. »