Pionnier et unique en France, le réseau Réunisaf avait développé une prise en charge inédite et probante des mères alcooliques, dans le sud de l’île. Sa disparition liée à une refonte des politiques de santé a laissé un « grand vide » et des malades livrées à elles-mêmes dénoncent des professionnels.

SAFOI» Nul n’est prophète en son pays : les acteurs de Réunisaf en sont réduits à remâcher cette expression depuis la disparition du réseau, l’an dernier.

Créé en 2001 dans le sud de l’île, Réunisaf – primé par le ministère de la Santé, récompensé par l’Académie de médecine, reconnu internationalement – s’était montré un outil précieux pour la prévention de l’alcoolisation pendant la grossesse.

» L’enjeu est d’importance : celle-ci conduit chez l’enfant à un ensemble de troubles (physiques, cognitifs, comportementaux) allant de la forme la plus grave qu’est le syndrome d’alcoolisation fœtale (Saf) à, plus fréquemment, des formes plus légères mais qui « peuvent avoir des conséquences dévastatrices ».

Face à ce fléau, dont des médecins locaux ont révélé qu’il était plus répandu à La Réunion qu’ailleurs, « Réunisaf est né d’un concept très pédiatrique, explique le Dr Alain Fourmaintraux, l’un de ses fondateurs avec les Dr Denis Lamblin et Thierry Maillard, à savoir que ce n’est pas le malade qui vient au soignant mais le soignant qui vient au malade » – considérant que le sort d’un enfant (en l’occurrence un fœtus) était en jeu.

En pratique, lorsqu’en maternité ou dans le suivi de grossesse une femme était repérée comme « ayant un problème avec l’alcool », la sage-femme, le gynécologue ou le médecin généraliste lui proposait de rencontrer une animatrice socio-éducative de Réunisaf.

Une démarche rarement refusée. « On venait voir la personne et on lui proposait des visites à domicile », indique Martine Ribaira, l’une des deux animatrices, avec Annick Maillot, employées par le « cœur de réseau » de Réunisaf (de statut associatif) depuis l’origine.

Ces visites à partir desquelles se nouaient de véritables liens affectifs étaient l’une des originalités et des forces de Réunisaf. « On travaillait au rythme de la personne, on était là pour s’adapter », évoque Martine Ribaira.

L’animatrice socio-éducative, qui essayait de s’appuyer, autant que possible, sur une «personne ressource » de l’entourage de la personne (notamment le conjoint s’il n’était pas lui-même confronté à un problème d’alcool), incitait la femme suivie à recourir à une prise en charge addictologique – soit en établissement de santé soit en ambulatoire – et l’accompagnait aux rendez-vous.

Mais à travers l’écoute et la « compassion », selon le mot du Dr Fourmaintraux, son action allait bien au-delà. « L’alcool est en quelque sorte une porte d’entrée. Mais il fallait savoir ce qu’il y avait derrière, ce qui faisait que cette femme n’allait pas bien », décrit Martine Ribaira.

En s’employant à résoudre, le cas échéant avec l’aide d’autres professionnels, les multiples soucis de la vie quotidienne (problèmes de logement, de factures impayées…), l’animatrice forgeait le lien de confiance nécessaire pour aborder les causes profondes de l’alcoolisme, généralement « des traumatismes très anciens ».

Pour prévenir au maximum la rechute, fréquente dans la maladie alcoolique, « quand la personne arrêtait de s’alcooliser, on lui proposait un suivi pendant cinq ans, même si elle allait mieux », précise Mme Ribaira. Grâce à ce dispositif, Réunisaf a aidé quelque 150 femmes, selon le Dr Thierry Maillard. Jusqu’à ce que, l’an dernier, l’association soit contrainte de mettre fin à ses activités d’accompagnement (ses deux animatrices ont été licenciées respectivement en février et avril 2013), avant d’être dissoute.

Conformément à la nouvelle politique sanitaire, mise en œuvre localement par l’Agence régionale de santé, Réunisaf a cédé la place à un réseau d’addictologie (Saomé), recentré notamment sur la formation des professionnels de santé et la coordination des soins.
Les malades alcooliques, eux, sont dirigés vers des centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), gérés par l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa).

Or « les Csapa sont basés sur une démarche volontaire. Ils attendent que la patiente vienne par elle-même, ce qu’en pratique elle ne fait pas », tant est particulière la problématique de l’alcoolisme féminin, affirme le Dr Maillard.

Le même type de constat est dressé en maternité. « Il n’y a plus ce lien qu’on avait quand les animatrices venaient voir les patientes, témoigne Béatrice Célestin, cadre sage-femme au CHU Sud-Réunion.
Aujourd’hui, quand on a des patientes on leur propose de les adresser au service addictologie ; mais elles doivent faire la démarche d’y aller. Ce qu’elles déclinent, ou alors elles prennent un premier contact puis ne donnent pas suite. » Un constat d’autant plus préoccupant que la maternité voit passer de plus en plus de femmes « qui s’alcoolisent très jeunes et beaucoup », indique la soignante saint-pierroise.

Pour continuer à s’investir dans la prévention, les anciens acteurs de Réunisaf ont fondé une nouvelle association : Saf Océan Indien. Mais celle-ci n’a pas les moyens de mettre en œuvre l’accompagnement qu’assurait l’ancien réseau, même si Annick Maillot et Martine Ribaira poursuivent bénévolement leur action auprès de quelques familles.

« Il y a aujourd’hui un grand vide. Les structures ne répondent pas à l’attente des femmes. Celles-ci ont besoin d’une approche psychosociale, d’un accompagnement spécifique qu’on ne peut plus leur fournir », s’inquiète le Dr Maillard.

Son espoir de voir la politique sanitaire s’infléchir risque pourtant d’être déçu. Contactée par nos soins, l’Agence régionale de santé a confirmé que l’accompagnement et la prise en charge ne relèvent pas du cœur de métier des réseaux de santé.